La Maîtresse (redacted)


(Texte écrit, comme tant d'autres, en avril 2020 au cœur du premier confinement, sans que je me soucie d'un possible lectorat. Nous sommes à présent en août 2021. Ce texte tient toujours. Je décide de le publier maintenant car je suis encore plus intimement persuadée de la nocivité du couple hétéronormé, des bâillons qu'il impose aux femmes et aux hommes, et je condamne la mesquinerie qui lui est inhérente. J'ai pu également faire lire ce texte autour de moi et il est entré en résonnance avec quelques uns. Je le publie aujourd'hui en ayant flouté la première partie pour éviter toute tentation de voyeurisme et de condamnation moralisatrice.)

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C’est le temps du confinement. Je me connecte à un événement qu’il organise en direct sur YouTube. J’y suis un peu en avance.██████████████████████████████████ ██████████████████ ██████████████████ Tu me diras ce que tu en penses ? Oui, bien sûr, avec plaisir.


18h15, je me connecte donc au live sur sa chaîne YouTube, je le vois, devant ██████████ █████████ ███████████, et je sursaute, je fais un pas de côté. J’ai l’impression stupide que elle, elle peut me voir. Elle, c’est sa fille ████████████████, qui ne sait pas que j’existe. Ca diffuse, là ? Ah, ben, bonjour ! Sa femme aussi fait une incursion rapide à l’écran, dit bonjour. Là encore, j’ai un mouvement de recul. J’ai peur qu’elle puisse me voir, ou deviner ma présence, c’est stupide.


Je bois beaucoup durant ce live, comme le font les gens en temps de confinement, et comme le font les maîtresses en temps normal. La nuit, l’alcool ingéré me fait mal, me réveille. Impossible de me rendormir, j’ai la nausée, et l’image de sa fille qui surgit devant mes yeux, en boucle. La fille lançant d’une voix claire et confiante un bonjour enthousiaste aux spectateurs virtuels qui attendent que le père lance son numéro. L’épouse discrète mais polie. Elles allaient certainement prendre l’apéro sur la terrasse et préparer à manger le temps qu’il termine son spectacle filmé ██████████. Je peux imaginer ce genre de choses. Elles viennent à moi naturellement. Je comprends le fonctionnement de leur système. Mais il est 3 heures du matin et je suis confondue par un malaise. Quel malaise.


Si je n’avais pas eu le réflexe de me dérober à leurs regards, quand bien même ni sa femme ni sa fille ne pouvaient me voir, je n’aurais pas compris.


Elles ne savent pas que j’existe, ou alors de très loin, vaguement. Elles m’ont rencontrée à plusieurs reprises  █████████████████, █████████████████. Depuis le début de ma relation avec lui, je ne les ai plus revues. Ah si. Une fois, ████████████, par accident, au festival ███████. J’ai envisagé me jeter sous un train. La négation narcissique avait été très violente.


Cette nuit, je me suis rendu compte que je prenais, en fait, soin de leur unité familiale, sans qu’elles sachent tout ce que je fais pour elles. (████████████████████████ █████████████████████ ███████████████) Je sais beaucoup de choses sur cette famille. La compagne est ███████████, elle aime █████████████ █████████ ████████. Je connais certains motifs de la literie dans laquelle elle se couche. Elle est ████████████ █████████, je peux poster des choses sur internet, elle ne les trouvera pas, ne les cherchera pas. Sa fille, ███████████████████ Elle travaille ███████████████████████████████. J’ai su aussi, avant de la voir à l’écran, qu’elle █████████████████████, comme son père. Qui avait fait comme moi. L’ironie est palpable. Le style capillaire de la maison suit mon influence directe mais subreptice.


Pour être honnête, je n’ai pas la certitude qu’elle a voulu faire comme son père, mais c’est la première pensée que j’ai eu en la voyant, elle, à l’écran. En revanche, j’ai la certitude que leur maison suit bien mon influence directe, mais subreptice. Je suis invisible. Et c’est en partie grâce à cette invisibilité qu’elles sont joyeuses à l’écran, sur leurs photos Facebook, au festival ██████ : ça fait quatre ans que je travaille à ne pas trahir le secret du père.


Lui se défend de ne rien dire afin de les protéger (de me protéger aussi, moi, mais je n’ai pas encore compris ce que cela impliquait). Il a d’autres raisons aussi : il l’aime toujours. Il ne veut pas la perdre. (Moi non plus, je ne veux pas qu’il la perde). Il croit que c’est lui qui les protège mais en réalité il n’est qu’un faible rempart, très naïf, contre la tempête que je pourrais déclencher en un clic. Sa sécurité, leur confort, c’est moi qui en suis la garante depuis septembre 2016. Et je viens seulement de prendre la pleine mesure de ce contrat tacite cette nuit.


D’autres choses ont commencé à faire écho différemment depuis. Je comprends que le problème de mon envie d’insouciance à moi est mécaniquement insolvable. Cette envie survient au moment où je leur lègue la mienne, d’insouciance. J’en suis la garante et j’en fais l’offrande. Si elles sont sereines, c’est que je ne le suis pas. Si elles sont gagnantes, c’est que je suis perdante. Si elles vivent dans un monde calme, le mien est agité. La charge mentale est énorme, absurde.


Autre chose encore : on dira que les hommes trompent parce qu’ils sont malheureux, parce qu’ils ne baisent pas, pour se saboter. Conneries. On trompe parce qu’on cède, enfin, à un désir.

Il ne trompe pas sa femme par désamour, il trompe sa femme car il m’aime, moi. Et il peut tromper sa femme, car il l’aime, elle.

Qui serais-je pour le sommer de la quitter ? Un monstre. Je ne suis pas un monstre. Cependant je ne suis pas entièrement sujet de chair non plus : à travers notre relation, je deviens un outil servant à prendre la pleine mesure de la solidité de leur couple. Qu’il n’avoue rien à sa femme d’une maîtresse qu’il n’aime pas, ça s’entend facilement, c’est compréhensible, faut pas être idiot. Mais je suis une maîtresse qu’il aime éperdument. La seule chose dont je suis sûre dans cette relation, c’est qu’il m’aimera toute sa vie. Mais beau joueur, il ne dit rien à sa femme. Le nouvel amour qu’il vit avec une jeune femme seule est solvable dans le mensonge, pas le couple. Il peut surmonter toutes les épreuves, il le sait, lui, maintenant. Même s’il n’avait pas besoin de le prouver, maintenant, il le sait bien. Ce qu’ils ont construit ensemble est plus fort qu’un nouveau désir, aussi puissant soit-il. Il peut tromper sa femme, car il l’aime. Ils sont en sécurité.


Mon travail est fait.


L’adultère comme incarnation de la répartition genrée des rôles dans le champ de domination masculine et bourgeoise.


Mais dorénavant, je ne peux plus entrevoir ma relation adultérine par le prisme psychologique des affects. Le confinement, paradoxalement et du fait de sa durée, supprime un temps le marasme de l’attente. Il est impossible de l’attendre 1 mois, 2 mois, 3 mois. Cette séparation temporaire m’offre un havre de détachement. C’est finalement reposant. C’est un congé imposé dans la charge mentale. Je ne dois pas attendre. Je ne dois pas me tenir prête. Je ne dois pas mentir aux rares personnes que je croise dans la rue. Je ne dois pas mentir aux organisateurs de festival. Je ne dois pas m’inquiéter de laisser une trace de rouge sur sa chemise. Je n’organise plus mes semaines en fonction de ses visites. Je suis moins maîtresse qu’avant. Mes activités peuvent être encore dépendantes de notre correspondance. Mais j’ai le temps de les mettre sur pause et d’y revenir rapidement après avoir répondu à ses messages. Je n’ai pas grand-chose à faire, à part lire, écrire, écouter de la musique, me toucher, regarder des films, me faire à manger. Je ne pense à personne, beaucoup à mon corps, mon visage, ma beauté, mes défauts, ma santé.

Etre l’autre femme, celle qui est cachée, cela m’a préparée à supporter le confinement. Ca fait presque 4 ans que je n’ai pas le droit de sortir. Le confinement est en quelques sortes l’occasion de me rattraper dans mon quotidien, de reconquérir seule mon domus symbolique, que j’avais négligé au profit de ma relation. Plus de psychologisation de l’amour insensé, qui me faisait d’ailleurs atrocement souffrir. Le prisme du politique a cela d’avantageux qu’il ne fait que constater. Car d’explications rationnelles délivrant une solution, dans les affects1, il n’y en a jamais eu.

Ces trois prises de conscience sur le fonctionnement de l’adultère: le leg d’insouciance, le faux rempart, l’outil de mesure, tout ça, c’est une nouvelle illustration de ce que l’on attend d’une femme, surtout quand elle vient d’une classe sociale en-deçà de ceux à qui elle se frotte. La relation adultérine n’est pas une dérive anecdotique, asymptomatique, du couple bourgeois, la relation adultérine participe activement à son érection, sans mauvais jeu de mot, et à son maintien.


Le leg. Si la famille de l’amant est bourgeoise, c’est dans le sens où elle forme une unité inaccessible et d’autant plus en ce qu’elle est une unité oppressive pour la maîtresse qui se soumet à son fonctionnement. Cette dernière, mécaniquement, doit rester émotionnellement précaire. C’est le prix à payer : elle lègue une partie de sa tranquillité à l’unité familiale qui n’est pas la sienne, sans que celle-ci ne s’en rende compte.

La maîtresse ne connait pas la stabilité émotionnelle. Prisonnière d’un présent infini et attentiste, elle est rendue passive, dépendant du bon vouloir des messages et visites de l’amant (qu’il orchestre certes en prenant des risques, mais toujours en veillant en premier chef de respecter le contrat de sérénité promise à sa famille) la maîtresse est plongée dans un quotidien qui ne lui appartient plus. Son statut de maîtresse a la mainmise sur son organisation domestique. Ses allées et venues sont contrôlées et limitées : elle ne peut pas aller partout, elle ne peut pas lui rendre visite chez lui, lui passer des coups de téléphone, quand bien même elle en aurait besoin. Elle répond aux questions de son entourage comme si c’était des interrogatoires desquels il fallait sortir insoupçonnable. Il lui faut des autorisations, qu’il lui donne. Par exemple elle peut se rendre à des événements professionnels avec son amant. Mais là encore, elle doit modeler, contrôler sa posture, ne pas se laisser aller.2

Tout cela ressemble bien à une police intériorisée qui questionne et ordonne les modulations de l’identité de la maîtresse en tant que telle. La maîtresse, pour la famille, est dangereuse (elle menace son intégrité), voleuse (elle destitue par intermittence le mari de son rôle officiel), sorcière (elle transforme le mari en amant) et clandestine (elle est invisible et secrète, elle se dérobe au regard de la famille et à son autorité).

Sa rédemption, alors, consiste à prendre soin de l’unité familiale à laquelle elle n’appartient pas.


Le rempart invisible. La précaire dont le travail est invisibilisé et récupéré au bénéfice de la classe dominante trouve aussi son illustration dans les fondations de l’adultère.

Le contrôle internalisé qu’opère la maîtresse sur elle-même ne se voit pas. C’est pourtant un travail énorme au quotidien et sur le long terme. Cela rappelle le travail d’autres maîtresses, celles de maison.3 Les mères de famille qui travaillent sans relâche, des décennies durant à faire tourner la machine domestique, en assurant le care et la connexion sociale, et ce, sans que personne ne s’en rende vraiment compte. A peine devine-t-on leur fatigue quand elles "sont  chiantes". Mais il serait dramatique de reconnaître, d’avouer, que ce travail les use et les vampirise. La maîtresse aussi, à sa manière, assure le bon fonctionnement de la maisonnée, sans que personne ne le sache. L’ange de la maison sauce post-moderne, c’est un fantôme.

En se soumettant au respect des règles imposées par l’autorité de la cellule familiale, à savoir son impénétrabilité, son immuabilité, sa fixité, elle participe à son maintien, activement. L’amant-qui-ment le fait aussi pour soutenir ce même système. A la différence que lui y adhère et en tire les bénéfices : une certaine insouciance (certes celle-ci est entachée, comme pour tous les postes à responsabilité), un quotidien dont l’apparence n’est pas trouble, une stabilité. De concert, la maîtresse précaire et le chef de famille travaillent à la même insouciance, mais seul l’un d’eux en tire profit. Dans les usines aussi, le patron oublie volontiers que ce sont les ouvriers qui la font tourner. L’image de la servante qui apporte à la grande tablée familiale les plats qu’elle a cuisinés mais dont elle pourra seulement humer les fumets peut elle aussi faire surface. Finalement la maîtresse rejoint le sort de toutes les personnes précaires (par leur appartenance de genre, de couleur, de sexualité, de classe) qui les destine notamment à rester dans l’ombre et de servir.4 Cela a un coût, qui se paie au prix de son innocence. L’amertume que peut ressentir la maîtresse devant le bonheur familial qui lui est interdit prend racine dans le cynisme du système auquel elle participe.


L’outil de mesure. L’outil de mesure que fournit l’adultère est un outil de mesure de la solidité d’un système : quelle que soit la force de l’amour qui anime les amants, la fondamentalité de la structure bourgeoise de la famille ne s’en trouvera pas le moins du monde atteint tant que la maîtresse se refuse la protestation de la mascarade.

Même si l’on peut dire que la maîtresse clandestine n’est utile qu’après-coup et seulement en s’effaçant, qu'elle ne fait que limiter sa participation à la casse du fantasme de la famille, voire qu’elle expie sa faute, son utilité peut quand même se démontrer ailleurs, en ce que son intervention consolide les-liens-sacrés-du-mariage. Car enfin, il s’agit bien de cela après tout. Le mensonge obéit à un ordre moral, religieux et politique, mensonge des liens indénouables, mensonge de la sacralité. Même le diable, grimé sous les traits de la maîtresse, et auprès de qui le mari a passé un pacte, ne saurait tirer la famille des hauteurs empreintes d’affects de la bourgeoisie pour la ramener aux réalités terrestres faites de désirs et de passions. La famille est d’une force écrasante, refusant de souffrir aucun sacrifice. Un fort virginal et imprenable, sacré, dont les murailles sont gardées par l’ennemie elle-même.

Ainsi le couple hétérosexuel survit avec la connivence de la relation adultérine. Celle-ci n’est que le symptôme de la stase de la cellule familiale.


Pourquoi la maîtresse ne se manifeste-t-elle pas ? Je parlerai ici uniquement selon mes propres motivations, ou manque de motivations.

La maîtresse a elle-même longtemps adhéré à la croyance des liens sacrés du couple hétérosexuel. Elle se refuse donc de la briser pour ceux qui y croient encore. Elle respecte leur foi.

Deuxièmement, ça serait un manque cruel de style, une faute de goût. Et si tout semble irréel dans son existence vécue dans une bulle, la fiction qu’est la maîtresse doit conserver son élégance, à défaut de sa santé.

Troisièmement, au-delà du rôle politique de renforcement du couple bourgeois que joue le couple adultérin, la maîtresse est aussi un être désirant. L’un de ses désirs est de voir son amant heureux.



Le cas de la maîtresse comme échappatoire. A présent, je vais parler d’une autre relation adultérine à laquelle j’ai participé, cette fois-ci dans une famille véritablement bourgeoise. Son dénouement, avec le recul, fut vaudevillesque.


Un couple d’amis, appelons les Camille et Paco. Je deviens leur amie la plus proche. Je garde leurs 2 enfants. Je vis quasiment chez eux, je ne dors plus chez moi. Je participe à toutes les sorties familiales. On me nourrit, on me donne de l’argent, on me fait des cadeaux. On s’amuse à me surnommer tata, ou à me présenter comme la nounou anglaise. Camille me dit qu’elle est amoureuse de moi, elle croit. Paco me trouve magnifique. Je les fais rire, je les soulage. Sous leur allure détendue et branchée, tatouages et piercings, messieurs dames sont multi-propriétaires avant leur 40 ans. Ils achètent des pâtes qui coûtent 3 euros c’est meilleur. Les gens sont bêtes, pourquoi achètent-ils autre chose ? C’est pas si cher, 3 euros pour des pâtes. Paco insiste de vouloir anoblir de son analyse des groupes de musique populaires. PNL et Jul sont ainsi adoubés par la petite bourgeoisie qui ne se désigne pas comme telle.

Ils décident de se marier, pas tant par amour, mais par sécurité : en effet, un ami à eux, après avoir fait une attaque qui le paralyse, laisse sa compagne de longue date désargentée. Alors ils décident de se marier et bien sûr, je suis désignée témoin. Camille me dit que mon amant ne m’aime pas assez, car il ne se met pas en couple avec moi. Il m’aime pas assez bien. Un homme aimant, c’est un homme en couple. Camille et Paco, eux, m’aiment mieux. Il faut que je le quitte, mon amant, même si je l’aime. Ma mère, avec qui j’entretiens une relation très tendue « doit mourir », me dit Camille. Ils prendront soin de moi. Eux sont ma famille, m’affirment-ils. On va acheter une nouvelle maison, et tu auras ta chambre. Les copains que l'on croise se demandent si on fait ménage à trois, ce que ne démentent pas Camille et Paco, je sens que ça les flatte. Camille travaille avec acharnement. Paco, à l’approche de la date fatidique du mariage se relâche. Il se laisse aller à des considérations égotistes, il est pétri d’angoisses adolescentes. Il consommera, et nous fera consommer, énormément d’herbe. Je ne le vois pas vraiment arriver. Un soir, Paco insiste longuement, plusieurs heures. Camille est d’accord, soutient-il. On vivra ensemble tous les trois, avec les enfants. Je finis par accepter de coucher avec lui. Bien sûr Camille n’est en fait pas d’accord. Mais elle n’apprendra qu’une partie, tronquée, de la vérité, la veille de son mariage. Paco revient sur ses pas, me renvoie dans mes quartiers : « c’est mieux comme ça, chacun reste à sa place ». Camille me fait la morale d’un ton impérieux. Me demande une seule chose : que je lui rende le jeu de clés de leur maison. Chacun à sa place, chacun sa propriété, et les désirs seront bien gardés.

La place, chez les bourgeois, c’est une dérive identitaire, c’est pour ça qu’ils en prennent autant.

Il faut nommer les différences entre cette histoire grotesque et mon histoire d’amour avec mon amant. Paco et Camille appartiennent à une classe bourgeoise qui se déteste en tant que telle. Ils refusent de se situer dans la classe bourgeoise, ça ne leur convient pas. Le terme consacré est bobo, mais il ne fait pas justice à la haine de soi et le mépris des autres que tentent de cacher ces jeunes gens (Paco lit le Coran, joue au foot avec des jeunes des cités, est persuadé d’être leur pote, retourne dans sa maison pour fumer de l’herbe, mais pas avec eux, grâce à un vaporisateur qui a coûté 250 euros). Le mariage leur a renvoyé cette réalité en pleine poire : ils sont bourgeois. Dire à sa meilleure copine qu’elle en est amoureuse ou fantasmer qu’on peut vivre une relation d’amour à 3 avec deux enfants, c’était une tentative d’échapper à leur réalité de classe. Mais bon, on ne va pas les plaindre.


Et là encore l’adultère a consolidé les liens entre eux après le mariage (ils sont restés ensemble, et ont acheté une villa encore plus grande, qui prend plus de place, avec jardin), mais l’outil de mesure a également pris la température du degré de subversivité, du type de risques, qu’ils étaient encore capables de tolérer dans leur quotidien avant le grand saut ultime dans la bourgeoisie moribonde. Or, ils ont fait sauter le thermomètre. Jouons avec le feu, accusons ensuite la flamme de brûler. Pour finir, achetons une maison avec jardin. Pas très rock, tout ça. Mais une fois de plus, mon travail, à moi, est fait.


Que dire de plus ? L’amour n’est pas autre chose qu’un sentiment fraternel et gratuit. Rien ne justifie que l’amour aboutisse au couple. C’est ce que je suis encore en train de déconstruire. L’adultère, lui, agit comme un principe de réalité qui questionne l’édifice surnaturel du couple. Il ne tient pas tout seul, il est artificiel. Cependant, l’adultère en renforce les assises. Plus on tire sur les extrémités, plus la relation se resserre, comme un nœud d’écoute.

Le couple pour la femme (trompée ou non), la relation adultérine pour la maîtresse clandestine, participent d’une forme de travail : c’est une relation de domination. Car ce type de relation est bien souvent inégalitaire dans un monde mené par et pour les hommes : l’homme est votre priorité, vous êtes rarement la sienne. La relation hétérosexuelle, en fait, travaille pour la santé de l’homme, et rien d’autre. Rarement la femme en sort indemne. Pour la femme qui obéit à l’hétérosexualité, il n’y a pas de monde qui n’admette pas de sacrifice.

Si je ne travaille plus dans le couple, toutefois je reste un être désirant, et force est de constater que je suis dans une relation amoureuse. Il serait malhonnête de le nier. Ce n’est pas parfait, et même contradictoire : le silence auquel je suis contrainte est peu pratique, et il m’arrive encore d’en être vexée. J’aime me montrer, j’aime me déplacer librement, je ne supporte pas qu’on m’interdise. Mais par le passé la chimère du couple m’a été beaucoup moins clémente que la précarité dans laquelle je suis actuellement. Pas de romanticisation de cette précarité, cela dit : je reste une femme dans une société patriarcale et capitaliste. Je suis aussi prisonnière des limitations que l’on m’a inculquées et auxquelles je me soumets encore.

Il m’est de toute évidence très difficile de conclure sur le sujet. J’efface, je me reprends, je ne donne aucune solution.

Je voudrais conclure par ceci : on m’a souvent fait le reproche d’un manque de cohérence. Apparemment comme les gens me savent féministe, je ne devrais pas me vautrer dans la déchéance de l’adultère. Mais le féminisme, à partir du moment où il se propose d'intenter des procès moralisateurs, comme c’est de plus en plus le cas actuellement, alors ne sert qu’à tenir l’intendance de la maisonnée bourgeoise. Le féminisme, il n’existe que s’il se pense anticapitaliste et libertaire, éloigné de toute considération morale. Posons-nous d'abord la question du bienfondé du couple au lieu de pointer les maîtresses du doigt.

Raconter mon expérience à travers une figure particulière, celle de la clandestine, du fantôme de la maison, me donne une force et une sérénité qui m’étaient jusque là inaccessibles. Ce texte m’a permis d’accoucher de moi-même à travers une nouvelle figure féminine que je me suis construite. 

Et ce matin, enfin, je ne suis plus hagarde ou agitée. J’observe, ça me fait rire. Je montre du doigt les petites ficelles. Je suis vraiment la maîtresse des coulisses.



1Bien sûr les affects ne relèvent pas que du domaine de la psychologie, ils sont également construits politiquement. Je ne peux pas opposer, ni séparer, les deux domaines. Ce que j’essaie de faire ici est de tirer du particulier un système plus général, quand bien même ce système ne concerne qu’une certaine catégorie de maîtresses : les maîtresses célibataires et clandestines. Je ne saurai dire ce qu’il en est pour les femmes mariées et/ou dont l’identité est révélée à la compagne.

2Il y a des exceptions. Car les gens ne sont pas dupes et comprennent très bien les manigances des amants, dont l’attention se relâche après quelques verres. Les quelques fois où je peux m’afficher, sans me brider, avec lui, je savoure la connivence qui se crée entre moi et les témoins : c’est eux qui m’offrent un peu de liberté en m’autorisant à sortir de mon placard. Ils me font accéder, temporairement, à la légitimité.

3 Il me faut préciser une chose : je n’ai parlé jusqu’à présent de la famille bourgeoise en tant que celle-ci forme une unité sociale, stable, reconnue par l’État, et qui se forme par connivence mais en opposition aux relations clandestines.

Bien des gens précaires, dans une instabilité financière et sanitaire, forment de telles cellules. Ils ne sont pas bourgeois pour autant. Par ailleurs, la femme qui fait partie de cette cellule familiale, bourgeoise ou non, est avant tout une femme. L’identité de genre précède l’identité de classe et ce, chez toutes les femmes, trompées ou non.

4 Un autre exemple serait le cas de la jeune maîtresse qui conseille et corrige le bouquin de son amant. Son travail sera-t-il publiquement reconnu? Non, par souci de préservation de la structure familiale.

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